Le Mississippi divise les États-Unis en deux. Il en façonne l’espace, l’économie et l’histoire, comme peu d'autres éléments naturels. Pourtant, il est difficile de se représenter ce fleuve, son paysage et plus largement, son rapport aux espaces habités. Certes, la Nouvelle‑Orléans, ville au formidable bouillonnement artistique et musical, fait couler beaucoup d'encre. Mais cette métropole, fortement affectée par l'ouragan Katrina, n'est que peu représentative de l'immense delta du Mississippi et a fortiori de l'ensemble de son bassin.
« Un territoire inhabitable et pourtant habité »
Ce delta est un immense marais où terres, mers, rivières et forêts se confondent. Un endroit où la faune n'est pas particulièrement hospitalière, où l'habitat est suburbain, où les services et équipements publics sont quasiment inexistants, et où les enjeux de santé publique sont visibles à l'œil nu. Enfin, les récents cataclysmes climatiques et la constante érosion du delta viennent compléter le tableau et font de ce territoire un lieu inhabitable et pourtant habité.
Propice au transport, à l'agriculture et au commerce, en constant remaniement, le bassin du Mississippi est l’un des plus importants chantiers d’aménagement au monde. Plus qu’une simple action sur un fleuve, l’aménagement de cet espace fluvial relève d’une stratégie pour agir sur l’économie et la société américaines. La double déforestation du delta a fourni le bois nécessaire à la construction des États‑Unis, puis la culture du coton et de la canne à sucre – allant de pair avec l'exploitation de l'homme par l'homme –, ont durablement marqué l'économie mondiale, avant que l’extraction massive de pétrole finisse d’asseoir la suprématie américaine. Sans doute n’a‑t‑on pas suffisamment mesuré combien le territoire et son aménagement étaient liés à un système de gouvernement et en Louisiane plus spécifiquement, au phénomène colonial.
« Un territoire sans existence, faute de dimension symbolique partagée »
Ici dans le delta, c'est toute notre compréhension des territoires qui s'effondre. À Bâton‑Rouge par exemple, capitale de l'État de Louisiane, mis à part dans quelques rues du centre‑ville, il n’y a pas de trottoirs, les transports publics sont quasi inexistants, l’eau du robinet n’inspire pas confiance, les rares piscines publiques sont fermées en dehors des grandes vacances... Il n'existe pas d'espace public majeur où l'on peut se rassembler hormis un tout nouvel aménagement sur les rives. Le Mississippi est totalement invisible, entouré de levees (de digues) et de fortifications. On a l'impression que toute la ville, que tout le territoire, lui tournent le dos.
C'est comme si l'histoire dont le Mississippi avait été à la fois le théâtre et l'un des principaux protagonistes demeurait partiellement réprimée. Batailles de la guerre civile, ségrégation raciale, pauvreté et catastrophes naturelles en sont autant de chapitres, parmi les plus sombres et les plus violents de l'histoire américaine. La difficulté à assumer cette histoire, à la traduire dans le territoire en patrimoines, se cristallise dans le Mississippi. Source de l'économie et de l'histoire, le fleuve est en même temps la principale faille symbolique de ce territoire. Mais peut‑on encore parler ici de territoire, faute de dimension symbolique partagée ?
C’est à cette question que pourraient se confronter des urbanistes sur place. L’emploi du conditionnel est à dessein car rare sont les urbanistes en Louisine. Depuis Katerina, l’unique formation en la matière a fermé ses portes. Malheureusement les inégalités sociales ne cessent de croitre, les traces de catastrophes climatiques bien visibles et les vulnérabilités territoriales criantes. Bref, le travail à faire ne manque pas pour qui se sent solidaire de ce territoire et qui pour l’instant n’en est pas tout à fait un.
Jennifer Buyck, maîtresse de conférences en urbanisme et aménagement à l’Université Grenoble-Alpes, laboratoire PACTE, décembre 2017
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