La grande accélération
Chaque ville, chaque regroupement humain, est à la fois source d’attirance et de défiance. La ville contemporaine du Nord global a été, depuis les années 1950, le lieu symptomatique et parfois caricatural de ce que le climatologue Will Steffen a nommé la « grande accélération »1. Intensification des progrès scientifiques et techniques, des communications, de la mondialisation, du prélèvement des ressources naturelles… Tout est allé très vite et nous mesurons aujourd’hui les conséquences de cet emballement à travers la remise en cause de l'habitabilité de la Terre (crise climatique, crise de la biodiversité...) et l'aggravation des tensions sociales (inégalités croissantes, défiance démocratique...).
Le sentiment que l’architecture et l’urbanisme se retrouveraient désormais davantage du côté des problèmes que des solutions n’est pas nouveau, mais il connaît un renforcement inédit sous l’effet combiné de la fin de la période moderne et de la défiance envers un récit collectif à bout de souffle, qui ne semble pas tenir les promesses inscrites dans l’idée de progrès. La particularité de la période actuelle vient également de la prise de conscience enfin partagée de la dépendance extrême des villes, à la fois aux ressources matérielles qu’elles requièrent pour prendre corps, mais aussi aux énergies qu’elles nécessitent pour rester en vie.
Face à une raréfaction inéluctable des ressources et des énergies, c’est donc l’ensemble des dispositifs et attitudes qu’il convient de reconsidérer. L’Architecture, que l’on dit premier des arts, est surtout le miroir de l’époque qui la produit. Un miroir aux reflets persistants, car c’est bien l’accumulation de ces reflets qui compose aujourd’hui nos villes, et qui parfois se mélangent, se juxtaposent ou s’ignorent.
Comment, où et quoi construire ?
Sous les effets conjugués de l’épuisement des ressources, de l’inflation de l’énergie et de la fragilité des sols, c'est à la fois la localisation, la matérialité et l’usage des architectures futures qui doit faire l’objet d’une remise en question profonde, tant sur le fond que sur la forme. Et si nous assistons à une relative prise de conscience depuis une dizaine d'années, force est de constater que les actions engagées ne sont pas à la hauteur de ces nouveaux enjeux. La production métropolitaine reste sur ses rails, alors que la destination apparaît de plus en plus incertaine.
Dans ce brouillard à la fois historique, conceptuel et matériel, nous pourrions défendre que la première attitude serait d’observer avec attention ce qui existe déjà. À l’inverse de la « table rase », spécialité des modernes comme des urbanistes ultra libéraux, considérer que presque tout est déjà là, que la ville de demain est en grande partie déjà construite, est un changement de paradigme profond et mobilisateur. C’est une révolution pour l’ensemble de la chaîne de production des bâtiments et des infrastructures. Les concepteurs, situés à la jonction des désirs (ceux des maîtres d’ouvrages), des besoins (ceux des habitants) et de la réalité (celles des constructeurs) se retrouvent en première ligne pour essayer d’engager cette transformation.
Cela nécessite d’abandonner la page blanche et de passer d’une architecture hors sol à une architecture terrestre, car située. Les virtuoses de l’invention, de la création et de l’intention doivent se transformer en concepteur de l’attention. Il s’agit de passer de l’affirmation « j’ai une idée ! » au questionnement « qu’avons-nous sous les yeux ? ». Le regard, l’analyse et l’observation fine deviennent les outils indispensables, garants d’une juste mesure dans toute tentative de transformation du réel.
Penser plus pour dépenser moins
Cela pourrait sembler réducteur, limitant ou peu créatif. C’est en réalité tout le contraire que nous observons dans trois champs complémentaires. Le champ programmatique d’abord, car comprendre le réel passe par l’écoute de celles et ceux qui habitent ce réel. C’est tout le processus de programmation qui se voit ainsi réagencé avec des boucles itératives entre les intuitions et la complexité des réalités collectives. Le champ de la matérialité ensuite, car plus aucun matériau ni mode constructif ne peut se suffire à lui-même. C’est dans l’assemblage et le mix des matériaux que réside ce bouleversement. Trois sources sont combinées : la matière déjà présente, celle à mobiliser (via le réemploi de matériaux notamment) et celle ayant un impact minimal (les matériaux bio sourcés et géo sourcés). Le champ des possibles enfin, qui est celui de l’usage à venir des lieux en transformation. De la même manière que la monoculture de l’agriculture industrielle appauvrit les sols, la monofonctionnalité des bâtiments publics et privés appauvrit les solidarités et le sens de l’intérêt commun.
Dans son article Pour en finir avec Babel2, Joëlle Zask oppose la notion de ville - qui s’érige pour mieux “s’affranchir de la condition terrestre” - à la notion de cité - habitée par une communauté engagée, en prise avec les conditions matérielles de son environnement. La cité comme champ des possibles donc, à condition de renouer les liens distendus avec les territoires non métropolisés et leurs habitants, principale condition à la réactivation des filières constructives, comme des savoir-faire vernaculaires à reconstruire.
1 Les courbes figurant les tendances historiques de l’activité humaine et les changements physiques qui ont affecté le système terrestre présentent une progression lente depuis 1750 et une croissance exponentielle après 1950. En 2005, les climatologues Will Steffen, Paul Cruzen et l’historien John McNeill ont proposé le terme de « grande accélération » pour désigner ce phénomène, révélateur de bouleversements sociaux et environnementaux.
2 Joëlle Zask, Pour en finir avec Babel, revue Crash Metropolis, octobre 2022
paroles de Nicolas Delon entretien avec Noémie Benezeth-Messié et Florent Sion Un chantier expérimental de déconstruction sélective unique en France