Pour faire face à l’anthropocène, nous devons désesthétiser la politique et dépolitiser l’esthétique. Voilà comment Bruno Latour , avec le sens de la formule qui était le sien, résumait le défi culturel à relever pour engager la réorientation écologique de nos modes d’existence. Quel meilleur terrain d’application à cette injonction que le champ territorial, meilleure illustration que le marronnier consistant à sans cesse rejouer la scène de l’opposition « urbain-rural ».
Désesthétiser la politique pour dépasser l’opposition « urbain-rural »
Les représentations ont la vie dure, surtout lorsqu’elles s’inscrivent dans l’histoire longue et ne cessent d’être réactivées pour de mauvaises raisons dans le débat public. On a beau montrer qu’après plus d’un demi-siècle d’urbanisation, l’opposition entre territoires urbains et territoires ruraux n’a plus grand sens, rien n’y fait. Chaque mandature revoit surgir ce marronnier assorti de mesures politiques qui s’ajoutent aux précédentes sans se donner toutes les chances de régler ce qui se joue entre les espaces français.
En cause ? Non pas l’absence de difficultés et de spécificités, mais plutôt le fait de continuer à poser des questions dans des termes qui relèvent plus d’un folklore géographique et de rapports de force politiques et économiques établis sans suffisamment tenir compte des situations dans leur complexité pour reformuler les problèmes et trouver des solutions adaptées.
Le ZAN offre un nouvel exemple de ce travers. Qu’il faille préserver des sols vivants pour faire face à la perte de biodiversité et au réchauffement climatique ne fait pas de doute. Qu’il faille réguler l’urbanisation et l’artificialisation pour y parvenir non plus. Que cela exige la mise en place d’un nouveau modèle spatial et de développement humain encore moins. Qu’à certains endroits on finisse par réduire cet enjeu au « marchandage » des droits restant à artificialiser entre territoires urbains et ruraux, sans une véritable approche collective stratégique et spatiale permettant de planifier nos futures habitations immunes de l’espace, ni prise en compte globale du problème à traiter, en intégrant par exemple les volets de la fiscalité locale et de la transition écologique de l’agriculture, relève par contre encore de notre « comédie des territoires ».
Nous n’avons d’ailleurs comme chez Molière aucun mal à identifier les postures et les caractères, à sourire des formules et des clichés. Malheureusement, ce n’est pas de ce comique de gestes, de parures et de bons mots dont nous avons besoin, mais de scènes de débat public sérieuses et créatives où les acteurs acceptent de considérer leurs interdépendances et d’inventer des coopérations interterritoriales plus justes pour faire face à l’enjeu vertigineux de l’anthropocène.
Dépolitiser l’esthétique pour inventer un nouvel art de faire territoire
À l’autre bout du spectre des activités humaines, l’art et de la culture pourraient eux aussi passer au crible une nécessaire réorientation écologique. Qui doute qu’il faille écrire de nouveaux récits, forger de nouveaux imaginaires et partager de nouvelles représentations collectives pour faire face au changement global ? Impossible sans nouveaux repères, nouvelles envies, nouveaux ressentis de s’inscrire dans un dessein qui assurera demain nos capacités de subsistance terrestre. C’est donc à un formidable défi créatif que nous sommes également confrontés pour inventer ces horizons et objets de désirs.
Loin d’un art du « contre » qui contribue à cette comédie des territoires, d’un art qui scinde, divise et nous enferme sur les scènes des ego, des passions tristes et du marché, c’est un art de la recomposition et du réenchantement dont nous avons besoin. Un art qui nous aide à refaire communauté, in situ, à atterrir. Dépolitiser l’esthétique, c’est donc sortir de la scène culturelle « marketisée » de la société du spectacle pour vivre, expérimenter, représenter, imaginer, éprouver de nouvelles formes et modalités de cohabitation qui nous écartent de la modernité, de son culte de l’objet et de l’individu, de la chosification du monde et de ses injustices sociales, de la séparation radicale entre humains et non-humains.
Plus que jamais nous avons besoin d’un art ouvert, pour reprendre la formule de Bergson, qui nous reconnecte au vivant et à tout ce qui le compose, qui nous inspire de nouveaux agencements et affects.
Plus que jamais nous avons besoin d’une culture qui, dans les territoires, favorise l’instauration de nouveaux liens et sens, qui élargit notre perception de la réalité et révèle nos attachements vitaux, qui contribue à l’émergence de nouveaux communs et nous émeut - nous met en mouvement - pour inventer les territoires de demain.
Dépolitiser l’esthétique dans le champ territorial, c’est par exemple donner une place beaucoup plus importante dans nos dispositifs de construction spatiale aux dimensions sensibles. Aux débats d’ingénieurs et d’experts en chambre et aux consultations publiques obligatoires, aux querelles urbain-rural, il faut ajouter, voire substituer, l’arpentage des espaces vécus, l’expérience de leur diversité et de leur complexité, la découverte des paysages et de la richesse de leurs entrelacements, l’apprentissage des écosystèmes et de leurs interdépendances, la médiation par les savoirs et la création artistique, la joie d’appartenir et contribuer au vivant, l’émotion liée à cette coïncidence retrouvée comme le propose François Julien, ou pour citer cette fois Hartmut Rosa, à la résonnance avec tous ceux avec lesquels nous cohabitons.
Désesthétiser la politique et dépolitiser l’esthétique dans les territoires donc : plus qu’une formule, une révolution culturelle anthropocène, comme il y eut des révolutions néolithique, copernicienne… et un nouvel art de faire territoire.
paroles de Stéphane Cordobes entretien avec Pascal Clouaire entretien avec Natacha Seigneuret