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Le concept d’énergie trouve son origine dans une représentation de la force, nouvelle et thermique, que la nature met en jeu dans le travail mécanique.

Le choix du nucléaire, qui représente aujourd’hui 77% de la production d’électricité française, s’explique aussi par des raisons matérielles historiques : le territoire français était pauvre en ressources fossiles, charbon comme pétrole.

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parole de sociologue

Vers un nouvel imaginaire énergétique

Quel rôle peut bien avoir l’imaginaire d’une société dans ses choix énergétiques ? Avec un détour par la philosophie, l’histoire et la sociologie, le collectif Païdeia explore cette question inattendue pour mieux inspirer nos réflexions autour de la transition.

Pour comprendre les enjeux actuels autour de l’énergie, il ne suffit pas de prendre en compte les questions purement techniques, que ce soit en termes de calcul d’émissions de CO2 ou d’innovations technologiques. À eux seuls, ces éléments sont insuffisants pour rendre compte des enjeux profonds liés à la transition énergétique. L’énergie structure nos relations économiques et sociales, nos systèmes institutionnels, mais aussi et surtout, de manière souvent discrète, nos imaginaires. Ces derniers, que l’analyse des philosophes, des historiens et des sociologues de l’énergie permet de mettre au jour, ont un rôle décisif dans l’orientation de nos choix énergétiques.


L’imaginaire moderne de la puissance contre les énergies renouvelables


La transformation de l’imaginaire des sociétés occidentales est étroitement liée à l’apparition de la notion moderne d’''énergie''. Le mot lui-même est très ancien : il vient du grec energeia, ''force en action''. Mais avant le XIXe siècle, il est surtout utilisé dans un sens moral, désignant la force des individus animés par une fermeté de décision1. Ce n’est qu’avec le progrès des sciences physiques et en particulier au début du XIXe siècle de la thermodynamique, « science de la puissance motrice du feu », selon le physicien français Sadi Carnot2, que l’énergie prend le sens de force susceptible de créer un travail.


Comme le résume le sociologue de l’énergie Alain Gras, « le concept d’énergie trouve son origine dans une représentation de la force, nouvelle et thermique, que la nature met en jeu dans le travail mécanique3 ». Cette force nouvelle est une puissance que l’homme exerce sur son environnement et qui va désormais imprégner le développement des sociétés modernes, dans ce que Alain Gras appelle le « choix du feu4 ».


Dès le XIXe siècle, un imaginaire énergétique se met donc en place dans les sociétés occidentales, dominé par la notion de “puissance”. Selon François Jarrige et Alexis Vrignon, directeurs du livre collectif Face à la puissance. Une histoire des énergies alternatives à l’âge industriel, cet imaginaire comprend deux principales caractéristiques : la fascination pour les inventions et les inventeurs “géniaux” de nouvelles technologies, et un gigantisme industriel et productiviste de plus en plus prononcé.


Cet imaginaire se met en place avec l’arrivée du charbon : « présenté comme un symbole de civilisation et de la supériorité européenne, une source d’amélioration morale, un moyen d’accélérer la communication et les transports, d’alléger le fardeau des moteurs vivants, le charbon est paré de toutes les vertus. (…) Toute une fantasmagorie et une imagerie tendent à l’idéaliser, à en faire une force dominante et mystique capable de modeler le monde. La machine à vapeur devient une force miraculeuse et herculéenne destinée à supplanter tous les autres moyens de produire de la force5 ».


Or, cet imaginaire qui se recharge par vague – charbon, pétrole, atome –, a tendance à gommer le fait que les sources d’énergies anciennes et renouvelables, comme les énergies animale, éolienne ou hydraulique, continuent de jouer un rôle important et même voient leur utilisation augmenter. Tout autant que le siècle du charbon, le XIXe siècle peut être vu comme le “siècle des bêtes” : le nombre d’animaux, chiens, chevaux, bœufs, mulets, augmente partout pour répondre aux besoins. Néanmoins, considérés comme des systèmes primitifs dans l’imaginaire occidental de la puissance, leur emploi commence à se déplacer de l’Europe où il disparaît quasiment à partir de 1945, vers le Sud et les pays émergents : « ainsi s’affirme une pluralité de mondes techniques et énergétiques, en fonction du degré d’avancement des civilisations6 ».


Bien plus, cet imaginaire énergétique favorable aux grands projets industriels liés aux énergies fossiles a freiné pendant des décennies le développement de technologies énergétiques renouvelables et soutenables. Celles-ci, tout au long du XXe siècle, font face à plusieurs difficultés : elles doivent faire preuve d’une rentabilité immédiate, s’inscrivent mal dans les systèmes énergétiques fossiles déjà installés, et surtout souffrent d’un manque d’intérêt du fait qu’elles semblent en rupture avec l’idéal technicien des sociétés avancées.


L’histoire du chauffe-eau solaire en fournit un bon exemple7. Cette invention du début du XXe siècle se développe aux États-Unis dans les années 1910-1920, et dans certains États ensoleillés comme la Floride, elle équipe la moitié des foyers. Simples et bon marché, ces produits sont néanmoins remplacés par des technologies plus puissantes et plus énergivores lorsqu’après la Deuxième Guerre mondiale, la société d’électricité Florida Power and Light, souhaitant accroître la consommation d’électricité, distribue gracieusement des chauffe-eaux électriques.


L’exemple de la voiture est lui aussi emblématique. Basée sur l’énergie fossile, elle ne s’impose pas par les avantages économiques ou techniques qu’elle permet. À l’inverse, elle est beaucoup moins efficace pour certains trajets, notamment en milieu urbain, que le vélo, basé sur l’énergie musculaire, qui était massivement utilisé par les classes populaires européennes jusqu’au milieu du XXe siècle8. Nécessitant en outre des investissements colossaux en infrastructure (routes goudronnées, stations-services, etc.), la voiture s’impose pourtant comme symbole même de la puissance de l’industrie moderne basée sur les énergies fossiles. Si le vélo semble faire son retour dans les sociétés européennes, il n’est pas étonnant de voir qu’il recule dans des pays où il était encore récemment le principal moyen de locomotion, comme la Chine et l’Inde. Dans ces pays c’est la voiture, symbole de développement économique et d’accession à la bourgeoisie, qui continue de s’imposer9.


L’ancrage national des imaginaires énergétiques : la France et le nucléaire


Cet imaginaire occidental de la puissance qui favorise certains ressources énergétiques au détriment d’autres, se décline également localement en s’affinant. La France en est un bon exemple. Chez nous, l’imaginaire de la puissance va s’articuler avec les représentations collectives de l’État français et de ses institutions, au profit de l’énergie nucléaire. Le développement du nucléaire en France est certes une conséquence directe du choc pétrolier du début des années 1970, qui a sonné le glas du pétrole à bas coût, et a conduit de nombreux pays à revoir leur système énergétique pour tendre vers plus d’autonomie. Lancé en 1974, le plan Messmer est conçu comme la principale solution à la crise énergétique française : il prévoit la construction de 4 à 6 réacteurs nucléaires par an jusqu’en 1985. Le choix du nucléaire, qui représente aujourd’hui 77 % de la production d’électricité française, s’explique aussi par des raisons matérielles historiques : le territoire français était pauvre en ressources fossiles, charbon comme pétrole.


Mais considéré comme une énergie de pointe et d’avenir, le nucléaire répondait également aux idéaux d’excellence de l’ingénierie française. Les risques potentiels du nucléaire conduisaient ainsi paradoxalement à faire l’éloge du savoir-faire français en la matière, de même qu’il participait de l’imaginaire énergétique de la puissance : « il implique la construction d’infrastructures importantes requérant des investissements souvent considérables et posant des problèmes d’ingénierie non négligeables pour une production d’énergie massive »10.


Surtout, le nucléaire correspondait parfaitement aux caractéristiques institutionnelles et politiques françaises. D’une part, il impliquait un interventionnisme fort d’un État hypercentralisé comme l’est historiquement la France. D’autre part, il permettait à une technocratie puissante de garantir la cohérence institutionnelle du nucléaire : « l’omniprésence des grands corps techniques – et notamment celui des ingénieurs des Mines – aux fonctions clés des entreprises publiques, des directions de l’administration ou des cabinets ministériels a non seulement permis de cimenter l’existence d’un réseau relativement fermé et monopolisant le processus décisionnel en matière d’énergie, mais aussi de garantir la cohérence d’un discours et d’un socle de valeurs dominant dans le secteur11 ». Ce système était à l’inverse très peu favorable aux initiatives collectives locales en matière énergétique12.


Une telle configuration rendait difficile l’émergence de solutions alternatives, à la différence d’un pays comme l’Allemagne, qui a amorcé bien plus tôt une réflexion sur les énergies renouvelables. État fortement décentralisé, disposant de ressources charbonnières abondantes, l’Allemagne a été sensible dès les années 1980 aux arguments antinucléaires et environnementaux, et a amorcé plus tôt un virage vers les énergies renouvelables et vers des solutions collectives, bien plus présentes aujourd’hui dans son mix énergétique que dans le cas français13.


Abondance et liberté : comment transformer nos imaginaires énergétiques ?


Si le passage à une société énergétiquement soutenable semble si difficile à atteindre, c’est parce que l’énergie est au cœur de la grande rupture philosophique et historique dont les sociétés actuelles sont les héritières. Comme le montre le philosophe Pierre Charbonnier dans un ouvrage qui fera date, Abondance et liberté14, les sociétés européennes, marquées à partir du XVIIIe siècle par la réflexion des Lumières, sont dirigées par deux idéaux principaux : un idéal de liberté, qui engendre un renouvellement des idées et des systèmes politiques, et un idéal d’abondance, dont l’horizon est de sortir des privations et du manque qui ont marqué les sociétés antérieures. Unis sous l’idée de "progrès", la conjonction de ces deux idéaux a guidé l’évolution de nos sociétés jusqu’à aujourd’hui.


Dès lors, l’abondance que l’imaginaire de la puissance est censée permettre d’atteindre, est devenue synonyme de liberté. L’émergence progressive de nouvelles ressources énergétiques depuis le XVIIIe siècle était vue comme autant d’outils d’émancipation et de progrès. Les nouvelles énergies mettaient en marche des machines qui devaient permettre de produire de la force sans avoir recours à un travail humain pénible et fatigant. Comme le soulignent les historiens de l’énergie François Jarrige et Alexis Vrignon, « on comprend dès lors l’enthousiasme suscité par les nouvelles sources d’énergie fossile, interprétées comme des instruments de civilisation et d’émancipation, promues dans des espaces très larges, inaugurant un imaginaire énergétique de la puissance détachée de l’exploitation des hommes15 ».


Or, cette trajectoire prise par les sociétés modernes, qui articule un idéal de liberté et un idéal d’abondance, se trouve aujourd’hui dans une impasse. Pour en sortir sans renoncer aux acquis que les progrès politiques et technologiques ont apportés, en améliorant considérablement la qualité de vie générale, il convient de mesurer les imaginaires technologiques dont il faut se déprendre, en fonction des incarnations qu’ils ont pu prendre selon les différents contextes nationaux. L’imaginaire de la puissance, qui nous rend, particulièrement en France, dépendants de grands projets industriels et d’une ingénierie de pointe à la recherche du dernier coup de génie technologique, mériterait d’être remisé au profit d’une vision technologique plus large. Les ressources énergétiques, qu’elles soient organiques, renouvelables ou fossiles, y seraient évaluées non pas en fonction de leur puissance mais de leur efficacité. Des solutions anciennes, parfois oubliées, ou de nouveaux assemblages énergétiques plus collectifs pourraient ainsi trouver toute leur place. Et notre liberté, plus finement et plus subtilement appréhendée, pourrait se déployer en dehors de l’abondance.


À propos de Païdeia


Le collectif Païdeia est un collectif de chercheurs-consultants qui œuvre à la diffusion des sciences humaines et sociales dans le monde économique comme outil d’aide à la décision et à la transformation des entreprises.


1 Nous nous appuyons ici sur François Jarrige et Alexis Vrignon. « Généalogie de la puissance, incertitudes et doutes (1750-1860) », dans François Jarrige et Alexis Vrignon (dir.), Face à la puissance. Une histoire des énergies alternatives à l’âge industriel, La Découverte, 2020, p. 23-56.

2 Sadi Carnot, Réflexion sur la puissance motrice du feu et sur les machines propres à développer cette puissance, Paris, 1824.

3 Alain Gras. “Énergie et devenir de la société thermo-industrielle”. dans Marie-Christine Zélem, et Christophe Beslay, Sociologie de l’énergie : Gouvernance et pratiques sociales. CNRS Éditions, 2015, p. 21-26.

4 Alain Gras, Le choix du feu. Aux origines de la crise climatique, 2007.

5 François Jarrige et Alexis Vrignon. « Généalogie de la puissance, incertitudes et doutes (1750-1860) », op. cit., p. 36.

6 François Jarrige et Alexis Vrignon. « Généalogie de la puissance, incertitudes et doutes (1750-1860) », op. cit., p. 47.

7 Voir François Jarrige et Alexis Vrignon, « Marginaliser les énergies alternatives et renouvelables à l’ère de la Grande Accélération (1918-1973) », dans François Jarrige et Alexis Vrignon (dir.), Face à la puissance. Une histoire des énergies alternatives à l’âge industriel., ‘op. cit., p. 197-228.

8 Voir Frédéric Héran, Le retour de la bicyclette. Une histoire des déplacements urbains de 1817 à 2050, 2014.

9 Voir François Jarrige et Alexis Vrignon, « Marginaliser les énergies alternatives et renouvelables à l’ère de la Grande Accélération (1918-1973) », op. cit.

10 Ibid., p. 206.

11 Stefan C. Aykut, et Aurélien Evrard. « Une transition pour que rien ne change ? Changement institutionnel et dépendance au sentier dans les « transitions énergétiques » en Allemagne et en France », Revue internationale de politique comparée, vol. vol. 24, no. 1, 2017, p. 24.

12 Antoine Fontaine, « L’essor des coopératives énergétiques citoyennes », Multitudes, vol. 77, no. 4, 2019, p. 88-93

13 Ibid.

14 Pierre Charbonnier, Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques, La Découverte, 2020. Voir aussi l’entretien de Pierre Charbonnier avec Milo Lévy-Bruhl.

15 François Jarrige et Alexis Vrignon. « Généalogie de la puissance, incertitudes et doutes (1750-1860) », op. cit., p. 42.


article paru le 22 octobre 2020, reproduit avec l'autorisation de LADN


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