Depuis le belvédère de la Bastille, bien connu des touristes, des étudiants en urbanisme et des primo-arrivants, on voit bien les quatre Grenoble qui font Grenoble :
- la vieille ville compacte aux toits rouges, de l’Île Verte à Gambetta ;
- la ville du 19e aux toits gris, à droite de la précédente (donc à l’ouest), de part et d’autre du grand axe Jean Jaurès – Libération, jusqu’à la gare et Berriat ;
- la ville blanche des copropriétés et des cités du temps de l’expansion, qui s’étale au loin, au-delà des grands boulevards vers le sud dans toute la plaine, quartier par quartier, jusqu’à Échirolles, Eybens ou Pont-de-Claix ;
- et une ville plutôt verte, qui a grignoté tous les coteaux, à l’ouest (Seyssins), au sud (la colline verte), à l’ouest sur le versant de la Chartreuse et celui de Belledonne, et plus loin encore.
De la Bastille on ne voit pas l’agglomération au complet et encore moins la région urbaine dans son entièreté, mais on devine une logique historique : à chaque époque une tranche de ville supplémentaire. Et la nôtre ? Quelle ville va produire notre époque, dont on pourra dire dans deux ou trois générations : voilà le Grenoble du 21e siècle ?
L’urbanisation continue ou la ville-archipel
Une nouvelle tranche de ville toujours plus loin, au-delà des précédentes, par urbanisation continue ? On préfèrerait la freiner. On sent bien qu’il y a une limite à cette croissance spatiale, en étalement comme en altitude. On ne peut cependant que constater qu’elle se poursuit encore par petits bouts. On veut en limiter les impacts en intensifiant prioritairement les multiples petites centralités, à 20-40 minutes de Grenoble (de Vizille à Vinay, de Goncelin au Grand-Lemps, etc.). Les Rennais appellent cela la « ville-archipel ». Reste à en faire fonctionner les mobilités quotidiennes qui s’accroissent toujours de ce fait : promesse du RER métropolitain.
Le renouvellement de la ville sur la ville
Une ville nouvelle à la place des parties de la ville ancienne les plus mutables ? C’est la Presqu’île et Giant, c’est de Bonne, Bouchayer-Viallet, Flaubert… ce fut naguère Hoche, Reyniès, et quelques autres quartiers désormais digérés, ce devrait être demain GrandAlpe. Une dynamique de renouvellement immobilier de la ville sur la ville à laquelle chaque métropole travaille ardemment, mais qui semble aujourd’hui plus faible à Grenoble qu’ailleurs, y compris à l’échelle des petits projets diffus. Entre 2013 et 2019 (derniers chiffres disponibles), le bassin de vie grenoblois a perdu 2 000 habitants par le jeu des arrivées et des départs, pendant que celui d’Annecy en gagnait 1 600, celui de Rennes 2 100, celui de Toulon 4 600 et celui de Montpellier 5 100. La mutabilité grenobloise est interrogée par ces comparaisons.
La transformation de la ville par les usages
D’où une troisième perspective : une ville qui n’aura pas beaucoup changé dans sa forme et sa matérialité, mais qui se sera transformée par les usages, les pratiques, les comportements, les modes de vie. Une autre façon de vivre la même ville, en somme. Cette troisième perspective a les faveurs d’une partie des habitants, qui veulent voir leur vie changer, mais qui se détournent de plus en plus des grands projets qui en faisaient jusqu’à présent la promesse. Une transformation silencieuse (François Jullien) pour rendre la vie en ville plus conforme aux nouvelles aspirations, mais sans nécessairement la retravailler sur le fond : par les interstices, par les délaissés, par les rez-de-chaussée reconsidérés, par l’espace public modifié, par les fonctions inattendues, hybrides ou toutes neuves, qu’il n’était pas prévu que la ville en place accueille.
Ces trois perspectives (ville-archipel, mutabilité foncière et immobilière, transformation des usages) ne sont pas incompatibles. Elles rappellent que la société urbaine ne parle pas d’une même voix et ne marche pas d’un même pas, pas plus au 21e siècle qu’aux précédents. Faire la ville a toujours consisté à faire tenir ensemble des aspirations diverses, contradictoires, voire franchement conflictuelles. Lire l’avenir de la ville à travers l’évolution des modes de vie n’apportera probablement pas davantage d’unité au problème. Une ville vivante restera une ville plurielle. Souhaitons que cela se vérifie à Grenoble aussi.
paroles de Martin Vanier illustrations entretien avec Joris Benelle