Une nouvelle catégorisation des richesses territoriales
Ces changements nous invitent à revoir nos modèles d’analyse économique pour mieux tenir compte des échelles territoriales. Les travaux développés depuis une vingtaine d’années en Europe pour renouveler le modèle de la théorie de la base ont ouvert, en ce sens, des perspectives intéressantes. Ils permettent notamment de classer les flux de revenus d’un territoire en fonction de leur origine extérieure ou au contraire, locale. Dans le prolongement de ces travaux, je propose une nouvelle catégorisation des richesses territoriales définie à partir de trois variables :
L’origine géographique des flux de revenus, à savoir locale ou extra-locale ;
L'orientation de la demande, selon que le flux de revenus est généré par les entreprises ou par les ménages ;
Et la dimension redistributive si les revenus sont issus de l’aide publique.
Les LIBS : un rôle d’intermédiation majeur
L’analyse spatiale de ces flux de revenus nous permet notamment de définir un ensemble de services productifs locaux, non basiques, que nous appelons les LIBS (local intensive business services). Selon notre hypothèse, ces activités de biens et services « ordinaires » ou consommés localement jouent, à côté de services aux entreprises stratégiques tels que les KIBS (knowledge intensive business services ou services à forte intensité de connaissances1), un rôle d’intermédiation fondamental pour assurer le développement, mais peut-être plus encore la résilience économique du territoire. Une partie de l’agriculture et de l’agro-industrie, les scieries, les fournisseurs de matériaux, l’artisanat local, une partie du BTP, les entreprises de réparation, les sociétés de nettoyage, les entreprises de recyclage, la logistique, etc. sont autant d’activités essentielles pour réorienter les économies locales vers des circuits courts et une économie circulaire plus durable. Au service de toutes les autres activités, les LIBS jouent un rôle d’intermédiation majeur, qui nous semble particulièrement important pour accroître la résilience des territoires. La crise de la Covid-19 a confirmé, certes, l’importance des grands groupes mondialisés (GAFAM, agro-industrie, entreprises pharmaceutiques), mais elle a aussi fait prendre conscience de l’importance de ces activités locales, essentielles, qu’il faudrait faire sortir de l’ombre.
Le rôle structurant et stratégique des activités locales
Les travaux menés avec l’Agence ont permis de mettre en lumière les besoins du territoire grenoblois en la matière. À Grenoble, les LIBS représentent 38 % de l’emploi salarié privé local, pour une moyenne de 43 % dans les métropoles de taille comparable. Il s’agit donc d’activités structurantes pour les économies locales, qui restent pour l’heure très peu activées. Les enjeux sociaux, écologiques et économiques de ces secteurs sont majeurs pour engager les territoires dans une dynamique de transition et de résilience face aux crises. Agir sur ces LIBS, c’est aussi favoriser les substitutions aux importations, permettre d’ancrer les activités productives dans le territoire, réduire les chances d’approvisionnement et avec elles, les impacts environnementaux des modèles économiques actuels. Une économie locale, c’est aussi un ensemble d’activités liées au développement humain (activités sociales, éducatives et sanitaires) ou bien encore des activités de commerce et service du quotidien, qui ont montré toute leur importance pour faire face à la crise de la Covid-19. Les activités locales sont à repenser comme des leviers stratégiques pour résister, s’adapter aux chocs, mais aussi pour mettre en œuvre - tout au moins localement - des changements plus fondamentaux.
La pandémie de la Covid-19 a fait émerger les signaux faibles (positifs et négatifs) de bouleversements plus profonds. L’enjeu pour l’action locale est à présent de redéfinir les priorités pour créer les conditions socio-politiques d’une résilience territoriale qui soit à la fois juste et soutenable.
1 notamment les activités liées aux technologies, telles que les services informatiques, la recherche & développement, les activités de conseil.
Entretien avec Caroline Bouvard et Benoît Parent IBEST : compter ce qui compte